EDITION SPECIALE

REPERAGE ET PRISE EN CHARGE DES VIOLENCES CONJUGALES

Le protocole signé le 13 juin 2022 par la présidente du CDOM 95 et le procureur de la République met en place une Convention qui vise à améliorer la prise en charge des personnes victimes de violences conjugales. Le Val d’Oise est le 36e département français à entrer dans ce maillage territorial, issu des lois de juillet 2020 et de février 2022.

LE GRAND ENTRETIEN AVEC…

Monsieur Pierre Sennès,

procureur de la République près le tribunal judiciaire de Pontoise.

Quelle est la fréquence des violences conjugales dans le Val d’Oise ?

Depuis janvier 2022, les procédures de police pour violences intra-familiales enregistrées sont en hausse de 44% par rapport à 2021. Un constat similaire est relevé en zone gendarmerie. Concernant les violences conjugales, 2824 affaires ont été enregistrées en 2021. Une part importante, mais non chiffrée, des gardes à vue concerne ces problématiques. Pour protéger les victimes, le parquet de Pontoise dispose depuis décembre 2021 d’un parc total de 50 Téléphones Grave Danger, dont 40 sont attribués au 13 Juin 2022, et de 10 bracelets antirapprochements remis aux victimes.

Quelle mise en œuvre judiciaire l’application de la loi de juillet 2020 a-t-elle entraîné ?

Il y a indiscutablement un « avant » et un « après » Grenelle. Cette loi a complètement changé la procédure pénale, la façon d’accueillir les victimes de violences conjugales. Un bureau d’aide aux victimes a été créé au sein du tribunal judiciaire de Pontoise, tenu par l’association CIDFF95 qui reçoit gratuitement et sans rendez-vous. En cas de dépôt de plainte, la personne est entendue par un officier de police judiciaire et orientée vers une UMJ si elle a besoin d’un certificat médical. Le déclenchement de l’enquête est immédiat, pour que l’auteur des faits soit interpellé dans les délais les plus brefs.

L’article 224-14 du Code Pénal précise les situations où le médecin est en droit de déroger au secret médical et indique que, dans le cas de violences conjugales, le signalement est autorisé lorsque le médecin estime « en conscience » que ces violences mettent la vie de la victime majeure en danger immédiat et que celle-ci n’est pas en mesure de se protéger en raison de la contrainte morale résultant de l’emprise exercée par l’auteur des violences. Selon vous, que signifie cette expression « en conscience » ?

« En conscience » veut dire qu’il existe une liberté de choix et d’analyse, que le médecin prend sa décision au cas par cas en fonction des éléments qu’il perçoit. A contrario, s’il ne le fait pas, il n’est pas critiquable. Quand il lui paraît difficile d’apprécier, par exemple, l’existence d’un danger immédiat, certains signes doivent l’alerter sans hésitation, et en premier lieu la constatation de blessures récentes. Cela dit, à présent que cette Convention est signée, nous sommes prêts à assurer en quelque sorte un service après-vente afin d’expliciter davantage tous ces éléments aux médecins et de les aider dans leur prise de décision.

Cette Convention est-elle pour vous un aboutissement, ou une étape ?

Rappelons qu’elle vient compléter un dispositif déjà en vigueur pour le signalement de violences faites aux mineurs, et aux personnes vulnérables. La nouveauté réside dans deux notions : celle de violence conjugale, et la reconnaissance de la violence psychologique, que ces dernières années nous ont permis de beaucoup mieux appréhender. En outre, nous œuvrons pour que ces dispositions, prévues pour tous les médecins, soit complétées dans le secteur hospitalier, par des mesures facilitant le dépôt de plainte au sein même des services d’urgence par des équipes mobiles d’enquêteurs.

LE POINT DE VUE ORDINAL…

Docteur Sandrine Duranton,

présidente du Conseil Départemental de l’Ordre des médecins du Val d’Oise.

Quel est le rôle du CDOM dans la genèse de cette Convention ?

Cet engagement est issu d’une forte incitation de l’Ordre National des Médecins, suite à la promulgation de la loi de 2020, de conventionner avec les structures locales de la justice afin de communiquer aux médecins le dispositif mis en place localement de signalement des violences conjugales. J’ai pris mes fonctions en avril 2021 et ai été amenée à rencontrer le Parquet, avec qui les échanges ont rapidement fait évoluer le projet. Quelques mois de travail ont abouti à la signature en juin 2022. Sur un plan plus personnel, la lutte contre les violences faites aux femmes est un sujet qui me tient à cœur. Le partenariat de l’ordre des médecins, des médecins eux-mêmes et de la Justice a du sens pour moi dans le sens où il soigne, aide et protège les victimes, tant dans leur intégrité physique que dans l’application de leurs droits.

Comment cette Convention fait-elle évoluer la pratique des médecins ?

La loi autorise une nouvelle dérogation au secret médical dans le cas de violences conjugales, qui change l’exercice surtout sur un plan statutaire et juridique. Fait important, cette loi concerne non seulement les couples mariés, pacsés ou vivant ensemble, mais aussi ceux qui ne vivent pas ou ne vivent plus ensemble.

Comment le médecin confronté à un cas de violence conjugale doit-il réagir ?

On attend des médecins qu’ils apportent une aide à la fois aux victimes et à la justice, afin de protéger les personnes menacées de violence et de permettre d’écarter l’auteur des faits. Nous avons œuvré pour que le circuit du signalement soit le plus simple possible. Le médecin dispose d’une fiche de signalement spécialement conçue par le Conseil National de l’Ordre, afin de le guider dans ses écrits, et ensuite la Convention que nous avons signée avec le procureur lui donne l’adresse mail dédiée pour adresser les documents, ainsi que le numéro de téléphone de la permanence du Parquet pendant et en dehors des heures ouvrables, de manière à sécuriser l’envoi et permettre au médecin de contacter facilement la permanence du Parquet pour toutes les questions qui viendraient à se poser. Dans les cas (en fait très rares) où le médecin craindrait un comportement agressif à son encontre par le conjoint auteur des violences le Parquet a le pouvoir de diligenter très rapidement les forces de l’ordre au secours du praticien, et s’est engagé dans ce sens.

Une formation est-elle prévue pour les médecins qui souhaitent s’informer autour de ce nouveau dispositif ?

Oui, il est prévu, et je pense nécessaire de les aider dans la démarche du signalement, dans le cas où ils auront constaté au cours de leur examen clinique des violences physiques, mais aussi des violences psychologiques au sein d’un couple. Suite aux accords de Grenelle, le Conseil National de l’Ordre, avec le partenariat du ministère de la Justice, a publié un Vademecum qui explicite très bien ces données et guide le médecin dans son repérage. Au niveau du département du Val d’Oise, une réunion d’information est prévue le 6 octobre prochain, en soirée pour favoriser la participation des médecins. Celle-ci se déroulera

Dr Sandrine Duranton et David Jennah

en présentiel et sous forme de webinaire, et portera à la fois sur le contenu de cette Convention et sur ses champs d’application. Le Parquet a prévu de coanimer avec le CDOM cette formation, pour informer et répondre aux questions que ne manqueront pas de se poser, ce qui démontre l’intérêt et l’engagement de la Justice autour de cette thématique.

Docteur David Jennah,

Président de la Commission des violences conjugales

Ce médecin généraliste installé à Deuil-La-Barre et Conseiller ordinal, s’est intéressé très vite à ce sujet, et souhaitait la mise en place d’un dispositif le plus simple possible à l’usage des généralistes, confrontés souvent seuls dans leur cabinet à ces situations complexes. Il s’est chargé de l’important travail de documentation et d’étude de conventions déjà signées dans d’autres départements, pour aboutir, après échanges avec le Parquet, au document signé le 13 Juin 2022. C’est donc tout naturellement que le Dr Duranton lui a proposé de présider la Commission des violences conjugales au sein du Conseil, fonction qu’il a acceptée avec enthousiasme. Dès lors, ses fonctions consisteront à répondre aux questions soulevées par les médecins, à les aider dans leurs démarches, et à évaluer le fonctionnement du dispositif avec la présidente et le Parquet au sein du comité de pilotage. Il sera évidemment partie prenante à la formation/webinaire du 6 octobre prochain.

L’AVIS de Me Bertrand Joliff

Maître Bertrand Joliff, avocat au Barreau de Paris, est spécialisé dans le domaine du droit de la responsabilité civile, du droit du dommage corporel, du droit de la santé.

Effectué avec discernement, le signalement est un acte fort qui protège le patient et ne met pas le médecin en danger au niveau des risques professionnels.

Ce qui change

La dérogation prévue par l’article 226- 14 du code pénal s’ajoute aux dérogations similaires existant pour les mineurs et les adultes vulnérables et ne constitue pas une spécificité juridique mais plutôt la levée d’un tabou, celui des violences conjugales. La réponse des pouvoirs publics initie désormais un circuit direct entre les médecins et le procureur, qui facilite et accélère la prise en charge des victimes, même lorsqu’elles n’ont pas donné leur accord sur la démarche. Ce signalement au procureur peut s’effectuer immédiatement par un appel téléphonique, 24h/24, ce qui n’est pas le cas par exemple d’une démarche auprès d’un juge des affaires familiales. Sur un plan juridique, je préconise de doubler le mail d’un courrier. Cette démarche est distincte de la rédaction d’un certificat médical, qui constitue une pièce au dépôt de plainte de la victime.

Ce qu’il faut éviter

La rédaction d’un certificat tendancieux est le principal écueil. Idéalement, le document remis à la patiente souhaitant porter plainte devrait comporter des mentions du type : « je soussigné… certifie avoir constaté… La situation de violence que la(le) patient(e) me décrit relative à sa situation conjugale… », en employant le style indirect, mais surtout sans indiquer que cette violence est imputable à un tiers désigné et présenté comme un auteur. En effet, le médecin ne doit pas se substituer à la justice, sinon sa bonne foi serait remise en question. La rédaction de ce type de certificat peut se faire à la demande de la victime pour étayer une plainte au pénal par exemple. Il est à distinguer du signalement au procureur, que le médecin est endroit de faire même sans l’accord de la victime. Je conseille vivement l’utilisation des modèles édités par le Conseil National de l’Ordre des Médecins, qui garantissent la sécurité juridique de l’écrit. L’autre question délicate est celle du moment opportun où faire le signalement. Toutefois, si le signalement, a fortiori lorsqu’il est effectué sans le consentement de la victime, est un acte fort, il ne sera jamais reproché au médecin de l’avoir effectué par erreur, ou par excès. Cette notion est intégrée dans l’article 224-14 du Code Pénal qui mentionne les termes « estime », et « en conscience ». On sait également que la pluralité des cas de violences conjugales complexifie la prise de décision. Le Vademecum édité par le ministère de la Justice, ainsi que les conseils des instances ordinales et ceux des assureurs professionnels seront une aide précieuse.